logo article ou rubrique
Docteur Lécu et Soeur Anne : forces et fragilités
Article mis en ligne le 26 mai 2011

par Evelyne Gigan

Invitée dans l’île par le Centre Saint-Dominique, le docteur Anne Lécu exerce son métier de médecin à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis dans la région parisienne. Elle est également religieuse chez les Sœurs de charité dominicaine de la Présentation de la Sainte Vierge de Tours. Elle donnera vendredi 27 mai à Saint-Denis une conférence sur « L’épreuve du soin - Quand soigner éprouve le soignant ». Rencontre.

 [bleu]Vivre la fragilité humaine en tant que médecin[/bleu]

Qu’est-ce qui vous a poussée à être médecin ?

J’en rêvais déjà petite, j’imagine qu’il y a des choses pas conscientes comme l’envie peut-être de sauver des vies, d’être plus forte que la mort. Pour ce qui est de la prison, j’y suis arrivée par hasard, mais le fait d’y rester, c’est aussi se dire : « Moi, je suis libre dans un univers de gens enfermés ». Il y a toujours une sorte de fascination dans ces métiers un peu limites. Quand on est confronté à la fragilité des autres, ça peut nous renvoyer à notre fragilité ou bien au contraire, à nos propres forces.

Les médecins peuvent-ils vraiment souffrir du syndrome de Dieu, peuvent-ils vraiment se croire tout puissants face à la maladie ?

Certainement. Vous connaissez la différence entre Dieu et un cardiologue... Dieu lui sait qu’il n’est pas cardiologue ! En effet, il peut y avoir une impression de puissance dans la médecine et cette impression est majorée par la technique. Il est vrai que la technologie a sauvé des vies. Pourtant, je ne pense pas que ceux qui travaillent en soins palliatifs puissent se prendre pour Dieu parce que la réalité les ramène à la finitude de l’homme.

Et vous-même, vous êtes vous déjà prise pour Dieu ?

Ça m’est sûrement déjà arrivé.

Comment faites-vous pour supporter la fragilité humaine qui transparaît à travers vos patients ?

Je crois que la pratique chrétienne et la lecture de textes bibliques peuvent nous aider dans cette acceptation.

Vous auriez un exemple ?

Prenez Job, lorsqu’il tombe malade, ses amis pensent qu’il a sûrement fait quelque chose pour mériter cela, Job est convaincu que ce n’est pas une punition divine. Un théologien arrive et lui fait comprendre que s’il souffre, c’est sûrement pour son bien. Job se rend bien compte que cet homme raconte n’importe quoi, il préfère donc se taire. À la fin, lorsque Dieu rencontre Job, il lui dit : « Seul mon serviteur Job a bien parlé de moi ». Cela veut dire qu’il ne s’agit pas de donner des explications à la fragilité, mais qu’il est bon de la contempler en se disant que cette fragilité de l’homme, elle n’est pas abandonnée par Dieu, parce qu’il a choisi lui aussi de la traverser, il a choisi de souffrir avec l’homme pour lui montrer qu’il était suffisamment lié à lui pour ne pas le laisser tomber quand ça va mal. Dieu a partagé la mort avec l’homme et ça pour moi, c’est le fondement le plus insensé et le plus sûr de l’espérance chrétienne et ça m’aide à vivre la fragilité.

 [bleu]La vulnérabilité de la vie religieuse, une force[/bleu]

Les Écritures vous permettent d’interpréter votre quotidien de médecin, mais qu’est-ce que votre vie religieuse vous apporte dans l’exercice de votre métier ?

Je crois qu’elle m’apporte avant tout le partage de la Parole avec mes sœurs. Le fait de chanter l’office matin et soir et le fait de chanter des psaumes qui ne cessent de dire soit « mon Dieu merci », soit « mon Dieu mais qu’est-ce que tu fiches, viens à mon secours ». Je pense que ça façonne un type de relation à Dieu : quand je trouve une situation insensée, je le lui dis et je lui demande de m’aider. Je pense que la pratique de cette prière partagée dans l’office, m’aide considérablement à affronter des situations où les gens crient vers Dieu « viens à mon aide ».

L’extrême fragilité de la vie religieuse m’aide aussi dans ma pratique. Ce problème est assez contemporain : aujourd’hui, il y a de moins en moins de jeunes sœurs. Cela créait une réelle incertitude sur l’avenir. Souvent je me dit : « Je n’aurais peut-être pas dû rentrer », ou encore : « Il est toujours temps de sortir » et puis je me dis que finalement cette expérience de l’incertitude me permet sans doute d’entendre celles des autres. Il ne s’agit pas de dire que je comprends ce qu’ils vivent, mais du coup, comme je suis moi-même vulnérable, ça me permet de partager quelque chose de la fragilité humaine sans avoir la langue de bois.

Qu’est-ce qui vous inquiète réellement au point de vue de la vie religieuse, avez-vous peur de vous retrouver toute seule ?

Non, c’est plus la difficulté du quotidien qui m’inquiète, c’est-à-dire d’être amenée à vivre avec des sœurs qui ont deux fois mon âge et d’être obligée de m’occuper d’elles, de leur vieillissement. Ce ne serait pas gênant s’il y avait d’autres sœurs de mon âge pour m’y aider. Je vis avec des sœurs pour qui se lever pour l’office de 7 heures est très difficile. En même temps si on ne chante pas l’office à 7 heures, les plus jeunes qui vont travailler n’auraient pas le temps de le faire.

 [bleu]La prison, changement de perspective sur la condition humaine[/bleu]

Qu’est-ce que la médecine apporte à votre pratique religieuse ?

Ça fait quatorze ans et demi que je travaille en prison donc ce qui me façonne, c’est plus la prison que la médecine. Cela me rappelle que la vulnérabilité est partout. La violence, par exemple, est aussi bien en prison que dans la vie religieuse. Cependant elle ne va pas se décliner de la même façon. Je ne vais pas mordre mes sœurs, mais je peux leur adresser une parole qui les blessera plus durablement qu’une morsure. En prison, j’ai déjà vu des femmes mordre d’autres détenues, c’est rare, mais ça arrive. J’en ai vues qui étaient capables de se réconcilier, cela me donne à réfléchir sur ma vie.

Vous êtes médecin généraliste en prison, quel regard portez-vous sur la santé dans le milieu carcéral ?

C’est plutôt pas terrible, il manque de médecins dans les prisons. Dans la maison d’arrêt où je travaille, il y a deux postes vacants. Mais en même temps, il faut nuancer. Les personnes détenues qui viennent nous voir en prison, trouvent parfois un rythme de vie plus sain et prennent le temps de se faire soigner pendant leur incarcération.

Vos patientes vous savent-elles religieuse ?

Certaines me le demandent, ça les amuse de voir ma photo en habit et après, elles parlent d’autres choses parce que ce n’est pas tellement le sujet. En plus, je pense qu’en prison, il est important que chacun soit à sa place, il est hors de question que je joue les aumôniers, je suis là pour faire mon travail de soignant.

Que pensez-vous du système carcéral français ?

Je ne pourrai parler que de la prison où je travaille, mais je dirais que c’est bien difficile et je pense que la solution n’est sûrement pas de construire des prison neuves. Il faudrait plutôt réfléchir à une façon de diminuer le nombre de personne incarcérée et ça, c’est une décision politique. Parce qu’il est clair qu’il n’y a aucun rapport entre le taux de délinquance et le nombre de personnes incarcérées, les études le montrent. Je vois parfois arriver des femmes de plus de soixante ans qui n’ont rien fait d’autre que de conduire en état d’ébriété. Il ne s’agit pas dire que c’est bien... Mais je ne suis pas sûre que la prison soit la solution.

Vous disiez qu’il y a un manque de médecins en prison, mais ils ont peut-être peur de travailler dans ce milieu.

Je crois surtout que c’est mal connu, parce que ce n’est pas si difficile de travailler dans ce milieu, moi, je préfère exercer en prison que dans un cabinet médical où l’on est seul, là on travaille en équipe et c’est très agréable. Mais c’est vrai qu’il doit aussi y avoir l’obstacle de la prison.

Être seule avec les personnes détenues lors de vos consultations ne vous effraie-t-il pas ?

Non, c’est beaucoup moins dangereux que dans la rue, en plus, je crois quand même que les gens dangereux, il y en a une infime proportion. En quinze ans, j’ai eu peur une fois d’un patient qui était très très agité, mais je n’ai eu peur qu’une fois. Il y a toujours le cas qu’on ressort qui prend quelqu’un en otage, mais c’est rare. Je n’ai pas peur des détenus parce que je suis convaincue que je suis du même côté qu’eux. Je suis certaine que je pourrais être à leur place et que plein de gens qui n’en ont pas eu conscience une seconde pourraient être à leur place. Et ça, quand on travaille en prison, on le voit tous les jours, parce que la plupart des gens qui arrivent me disent « jamais je n’aurais pensé arriver ici ». Il y a des gens comme vous et moi, c’est pas des fous dangereux qui vont nous sauter dessus, c’est des gens ordinaires à qui il est arrivé des malheurs.

Lorsque Jésus dit : « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » en dressant un parallèle avec le médecin qui ne soigne pas les bien portants, qu’est-ce que cela vous évoque ?

Je suis sûre qu’il est vraiment venu rencontrer les pécheurs. Après tout, n’a-t-il pas été crucifié entre deux bandits ? Pour moi, on est tous du même côté et Jésus a choisi d’être de ce côté-là avec nous.

En se comparant à un médecin, Jésus ne dresse-t-il pas un lien entre la maladie et le péché ?

Pas nécessairement. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas de cause directe du péché à la maladie. Je vais prendre un exemple contemporain et débile : ce n’est pas parce que vous êtes tabagique que vous allez avoir un cancer de la gorge ou des poumons. Autrement dit, la maladie n’est pas la conséquence sine qua non d’un comportement qui ne serait pas bien. Encore faudrait-il démontrer que fumer soit un péché. Ce qui n’est pas du tout mon propos.

La question de fond, que ce soit à travers le péché ou à travers la maladie, c’est la question de la fragilité humaine. Cette fragilité, c’est une énigme qui traverse nos vies. D’ailleurs Paul le disait déjà : « Pourquoi je ne fais pas le bien que je voudrais faire et je fais le mal que je ne veux pas faire. » Quand on regarde nos vies, on peut se demander pourquoi parfois on envoie promener les gens alors qu’on n’a aucune raison de le faire. Cette fragilité, qui est à la racine de l’être humain, elle est quand même très énigmatique, ça veut dire que toute épreuve, qu’elle soit péché ou maladie, peut être l’occasion de rencontrer Dieu. Cela ne veut pas dire que parce qu’on est malade, on va le rencontrer.

La maladie peut être insensée, mais la vie d’une personne, même malade, reste sensée. Je prends l’exemple de la prison, si une femme a tué son mari qui la battait, le crime lui peut être horrible et insensé, mais la vie a du sens tout de même. Un geste ne résume pas la vie d’une personne et cette personne est toujours plus grande que le geste qu’elle a posé. La maladie elle non plus n’est pas plus grande que la personne, sa vie est riche de toutes les rencontres qui ont eu lieu, de tout ce qu’elle a façonné chez d’autres.

Conférence sur « L’épreuve du soin - Quand soigner éprouve le soignant »


Appels à dons, bénévolat

puceContact puce RSS

2009-2024 © Diocèse de La Réunion - Tous droits réservés
Haut de page
Réalisé sous SPIP
Habillage ESCAL 4.3.3
Hébergeur : OVH