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Frère Pedro Meca : « J’essaie d’être un prêtre de Jésus Christ »
Article mis en ligne le 12 avril 2011

par Evelyne Gigan

Samedi, le frère Pedro Meca donnera une retraite de carême aux Brises. Rencontre avec un prêtre qui a fait du social son cheval de
bataille et qui n’a pas la langue dans sa poche.

Frère Pedro Meca votre quotidien vous le partagez avec des personnes marginalisées, comment cela a-t-il commencé ?
J’ai commencé à travailler comme éducateur spécialisé dans une boîte de nuit, à la fin des années 70, avec celui qui était l’un des premiers dominicains ici, André Lendger. Il dirigeait un bar-discothèque à Paris, il était aumônier des artistes et il voulait en faire un (lieu de ) cabaret où les jeunes artistes pourraient se produire. En réalité, il n’a pas pu le faire, mais il y est quand même resté. Ce bar-discothèque appartenait à l’abbé Pierre, il a été mon premier patron, puis on est devenu frères, on se voyait souvent et on discutait beaucoup. Alors quand on me parle d’éducateur spécialisé comme d’un apostolat, j’aime bien rappeler que c’était avant tout ma profession. Évidemment, j’étais un professionnel avec tout ce que je suis et puisque mes conceptions de la vie et de la relation aux gens sont conditionnées par ma foi et donc ma relation à
l’autre, j’essaie, en tant que professionnel, de porter le regard que le Christ porte sur les gens.

Vous étiez déjà frère dominicain lorsque vous êtes devenu travailleur social ?
Oui, j’étais un vieux frère déjà. Je suis rentré chez les dominicains en 1956 et je suis devenu prêtre en 1962. Avant cela, j’étais un militant, je luttais contre les injustices surtout contre les dictatures. Je suis basque, je luttais pour la libération du peuple espagnol sous Franco et donc j’étais très au fait de la lutte contre les injustices. Quand je suis arrivé à Paris en 1969, j’ai demandé à mon supérieur de pouvoir vivre hors du couvent, j’ai vécu dans un squat. Je côtoyais aussi les réfugiés politiques et des réfugiés tout court. Je travaillais avec les gens en difficulté et ça m’a permis de gagner ma croûte. Petit à petit, je me suis aperçu qu’il y a à introduire la sève de l’Évangile dans ce métier, non pas pour qu’il devienne chrétien, mais pour qu’il devienne plus humain. Malheureusement, aujourd’hui, on en fait une profession souvent coupée de la vie personnelle de celui qui la porte et du bénéficiaire aussi. Moi, je crois que dans ce milieu-là, il y a un chantier extraordinaire pour les hommes de foi.

Vous avez choisi la vie en squat, qu’est-ce que cela vous a appris de ce milieu ?
Même en étant au couvent, je vivais beaucoup dehors. Quand j’étais étudiant à Toulouse au couvent, je foutais le camp la nuit pour rejoindre le Nid, une association créée par l’abbé André-Marie Talvas, qui intervenait auprès des prostituées. Petit, je vivais parmi les pauvres, j’ai tout appris d’eux, je leur dois tout. Je continue à vivre là-dedans.

Et cette association, le Nid, quel but poursuivait-elle ?
Elle voulait aider les prostituées à s’en sortir. Par la suite, avec des amis, on avait créé un groupe pour intervenir dans ce milieu, mais on se rend bien compte qu’elles ne veulent pas toutes se sortir de là, certaines revendiquent la prostitution comme un métier, elles veulent être reconnues comme travailleuses. L’Etat ne leur reconnaît pas ce statut et pourtant, il n’hésite pas à leur demander des impôts.

Mais vous vous rendez bien compte que travailler au contact des prostituées pour un prêtre, ce n’est pas habituel et cela peut choquer.
Hélas oui, cela peut choquer, mais on disait déjà cela du Christ, il côtoyait les pécheurs et on le disait même ivrogne, donc on est en bonne compagnie. On ne rencontre pas beaucoup d’évêques en évoluant dans ces milieux, mais on rencontre Jésus Christ et on y gagne.

Vous fréquentez aussi des SDF, que vous mettez d’ailleurs en contact avec des ADF, qu’est-ce exactement ?
Les ADF, ce sont ceux « avec domicile fixe ». Mais en fait, je n’aime pas beaucoup le sigle SDF parce que c’est toujours réducteur. On ne voit que l’aspect négatif. On pense sans travail, sans famille, sans santé, sans hygiène, donc en définitif, on dit à l’autre : « Tu es pour moi ce qui te manque ». « Avec domicile », ça sonne différemment et pourtant on est tous pareils. Et d’ailleurs à la Moquette, le local que j’ai ouvert en 1992, j’accueille aussi bien les ADF que les SDF. Au début, il n’y avait que 2 ou 3 % d’ADF qui venaient, maintenant c’est à peu près 50 %, mais il a bien fallu quinze ans pour que les gens viennent pour des activités communes. Quand on entre à la Moquette, on n’est pas SDF, on est untel avec le nom qu’on s’est choisi, parce que je ne demande jamais « comment tu t’appelles ? », mais plutôt « comment tu veux que je
t’appelle ?
 » Dans la rue, il y a beaucoup de surnoms. Le jour où un SDF me dit : « tu m’appelles ainsi, mais en réalité, mon nom, c’est ça », ça veut dire qu’on a franchi un pas dans la confiance. Il y a un autre type de relation qui s’instaure.

À la Moquette, vous faites se rencontrer deux mondes, est-ce que cela créait réellement du lien ?
D’abord, il n’y a pas deux mondes, on est tous dans le même monde. Je dirais qu’on est tous dans le même bateau, la même galère et si on coule, on coule tous et, si on se sauve, on se sauve tous. Ce qu’il y a, c’est que dans une galère, il y a ceux qui sont en haut et il y a ceux qui sont dans les soutes, mais c’est la même galère, c’est l’affaire de tous, c’est le même monde. Pour moi, il n’y a pas d’exclus, mais il y a des exclusions précises, on ne peut pas dire « lui c’est un exclu », tout le monde est exclu de quelque chose, mais dire de quelqu’un qu’il est un exclu ça revient à enfermer quelqu’un dans un aspect de manque. La pire insulte qu’on peut proférer contre quelqu’un, c’est de le considérer comme un exclu, mais exclu de quoi ? Il y a des milliardaires qui sont exclus de la santé, ils ne sont pas exclus des soins, mais est-ce qu’on dit d’eux « ce sont des exclus » ? Non. Par contre, un gars malade qui est dans la rue, on dit de lui qu’il est un exclu. Ce qui est important pour moi, c’est de considérer la personne comme une personne et je ne parle pas d’individu parce que l’individu est un absolu indivisible, c’est un numéro parmi tant d’autres. La personne, c’est du relatif. Ce qui constitue la personne, ce n’est pas son individualité, ce qui constitue la personne, c’est sa relation aux autres. On est constitué, façonné, animé ou tué par la relation qu’on a avec les autres et qu’ils ont avec nous. Un gamin qui ne voit jamais un sourire de la part de sa mère ne saura pas sourire parce qu’il ne sait pas ce que c’est.

Vous-même, votre enfance n’était pas facile, vous avez connu l’Espagne sous la dictature de Franco, votre mère a dû fuir l’Espagne.
Oui et je suis venu en France à 17 ans pour la connaître. Et puis, mon enfance a été difficile au niveau matériel, j’ai eu faim. Mais elle a été
très riche au niveau affectif. Le vieux couple qui m’a accueilli m’a tout appris, c’est mon papa et ma maman et je dis souvent que j’ai eu le privilège d’avoir été abandonné parce que ça m’a donné une mère naturelle comme tout le monde et une maman. Et cette maman m’a aimé comme personne ne m’a aimé. Le jeudi, lorsque nous faisions le tour du village pour mendier, elle disait « je viens avec mon petit qui est le plus beau, le plus intelligent et le meilleur de tous ». Ça me gênait un peu. J’ai mis des années à comprendre ce qu’elle voulait dire et en réalité, c’est mon programme de travail avec les gens : dire à chacun : « tu es le plus beau, le plus intelligent, le meilleur de tous.  » Je ne le dis pas comme ça, parce que sinon il me dirait : « Pedro arrête de boire ou cherche tes lunettes » mais ce qui est important, c’est de considérer chacun comme unique et non pas comme un de plus.

Vous dites que vous venez de la rue, mais n’avez-vous jamais été tenté de vous éloigner de ce monde ?
Non, c’est mon monde, j’ai plutôt essayé d’introduire la rue au couvent et ça, c’était problématique. A Paris, je n’habite pas au couvent, je suis assigné à un couvent, je vis la vie communautaire, mais je ne vis pas la vie conventuelle. C’est mon monde, aucune raison de le quitter surtout quand on découvre Jésus Christ : c’est d’abord pour eux qu’il est venu. Malheureusement, dans l’Eglise, ce n’est pas d’abord les pauvres. Les pauvres, c’est toujours en dernier. Il y aura un aumônier pour les plus pauvres, s’il a le temps, parce qu’on donne plus d’importance aux autres aumôneries. Jamais on n’organisera la liturgie en fonction des pauvres, jamais on n’organisera un sacrement en
fonction des pauvres, jamais, il faut qu’ils rentrent dans un moule qui n’est pas pour eux.

Il vous arrive d’être en colère contre l’Eglise alors ?
Je suis en colère parce qu’on n’est pas fidèle au Christ, j’aime l’Eglise, j’en fais partie, mais elle me fait mal. Quand on pense au monde des
pauvres, l’Eglise est presque toujours très loin, parce que ce n’est pas sa priorité. J’ai été ordonné au ministère sacerdotal, mais je trouve
qu’on donne une importance extraordinaire au clergé tout en oubliant que Jésus Christ n’a jamais été prêtre, c’était un laïc. La religion, c’est
une chose, la foi en Jésus Christ, c’est autre chose. Même si elle peut revêtir des expressions religieuses, la foi en Jésus déborde des structures d’Eglise. On ordonne prêtre pour quantité de raisons, souvent c’était lié à l’argent. Pourquoi les moines étaient-ils ordonnés prêtres, par exemple à Cluny ? Parce qu’à ce moment-là, ils pouvaient dire des messes et cela devenait une source de revenus. Ça rapportait d’avoir des moines prêtres, c’est une des raisons pour lesquelles il y avait des ordinations. Il faut toujours tenir compte du facteur argent.

Mais l’argent permet de faire fonctionner des structures, de faire vivre des gens, il est peut-être normal dans ces cas que les monastères aient eu besoin de prêtres, non ?
Eh oui, c’est un des aspects de l’ordination, maintenant on peut tout justifier. D’après vous, pourquoi on n’a pas voulu que les prêtres aient une femme ? Parce qu’on craignait qu’ils confondent la poche familiale avec la poche de l’Eglise.

Ne serait-ce pas plutôt parce que Jésus lui-même n’avait pas de femme que l’on dit que les prêtres ne doivent pas se marier ?
On ne dit jamais que Jésus faisait ses besoins, cela veut-il dire qu’il ne les faisait pas ? Il n’a jamais dit la messe non plus, il n’a jamais confessé, qu’est-ce que ça veut dire ? Donc on peut tout dire. Et on dit tout et même des conneries. Et puis, dans l’Eglise catholique, il y a des prêtres mariés, alors pourquoi ne pas étendre cette pratique à tous ceux qui le veulent ? Pourquoi cela serait-il mauvais pour les autres ? C’est le rite romain. Les apôtres étaient mariés ; Pierre, le premier pape, était marié. Après on a dit : « non, il ne faut pas », ça veut dire quoi ? ça veut dire beaucoup de choses. On impose une règle de vie qui devrait être un choix. Pour moi, ce n’est pas le sacerdoce qui m’empêche d’avoir une femme, c’est le fait que je sois religieux. J’ai fait profession d’un type de vie qui n’est pas chrétien, la vie religieuse n’est pas
chrétienne, le système existe hors et avant le christianisme, chez les bouddhistes . C’est comme le mariage , ce n’est pas une pratique exclusivement chrétienne. On n’a pas besoin d’être chrétien pour se marier, c’est une réalité humaine et la vie religieuse est elle aussi une réalité humaine. Mais Jésus Christ n’a jamais fait de vœux. Les Evangiles de la résurrection parlent, divergent sur beaucoup de points, mais il y en a un sur lequel ils sont d’accord, c’est qu’Il est vivant.

Mais au fait, pourquoi avez-vous choisi la vie religieuse ?
Est-ce moi qui ai choisi ? Je n’en sais rien, mais quand j’avais 7 ans, je disais que je serai dominicain. Je suis rentré chez les dominicains à 21 ans, mais quand je suis arrivé à 17 ans d’Espagne, j’avais tout laissé tomber. Je me suis aperçu qu’on m’avait trompé, que l’Eglise m’avait trompé. On m’avait appris des choses qui n’étaient pas vraies.

Quelles étaient ces choses que l’Eglise vous avez apprises et qui n’étaient vraies ?
Par exemple, ce qu’elle disait sur la guerre d’Espagne, l’Eglise s’était mise du côté de Franco. Après on dit qu’elle était persécutée, mais je crois que l’Eglise, si elle n’est pas persécutée, elle n’est pas fidèle au Christ. Pour elle, les rouges, c’était les méchants, les sans Dieu. Pourtant c’étaient des hommes comme tout le monde.

Et donc à 17 ans, vous tournez le dos à l’Eglise.
J’ai tourné le dos à la pratique cultuelle. Quand je suis rentré chez les dominicains, je n’étais pas chrétien, j’étais déiste, je croyais en Dieu.
D’ailleurs aujourd’hui, beaucoup de gens qu’on rencontre dans l’Eglise sont déistes, ils ne sont pas chrétiens. Rares sont ceux qui croient qu’ils sont ressuscités et pourtant c’est clair avec le baptême, on est déjà ressuscité, mais on situe la résurrection après la mort. Le Christ, lui, la situe maintenant : c’est un autre type de vie dès maintenant. «  Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie quand nous aimons nos frères », écrit Jean dans sa premier épître. Pour moi, il n’y a pas d’au-delà, il y a un au-dedans dès maintenant. Pour moi, ça a été un choc de découvrir que le christianisme est une religion d’amour. Et non une religion d’obligation morale. Et pour moi, ça a commencé par cette découverte et je dis bien « ça a commencé », parce qu’on n’a jamais fini de découvrir Jésus Christ aujourd’hui grâce à l’Evangile. Parce que le christianisme n’est pas une religion du livre, c’est une religion de l’Esprit. Ce n’est pas le texte qui est important, mais plutôt comment l’Esprit nous parle et bien sûr à travers le texte biblique. Petit à petit, je deviens chrétien.

Et comment s’est faite votre rencontre avec le Christ ?
Il faudra lui demander à lui… ça a été un choc terrible, penser que la foi, c’est une question d’amour, ça me disait quelque chose parce que, pour devenir dominicain, il a fallu que je coupe ma relation avec une femme avec laquelle je pensais me marier. C’était ce qui m’a coûté le plus, je sais donc ce que c’est que l’amour. Et découvrir que Dieu est amour, quand on aime et quand on est aimé, c’est extraordinaire parce qu’on sait de quoi on parle. Mais ce n’est pas de la même manière, en fait, on nous dit : « aimez-vous comme je vous ai aimés », et c’est ce comme qui fait la spécificité des chrétiens, car toutes les religions parlent d’amour. Mais c’est à la manière de Jésus Christ et là on le découvre dans la vie de tous les jours, dans le geste de tendresse d’une mère pour son enfant, d’un gamin à un autre gamin, Dieu se
manifeste dans la vie des hommes, c’est là la rencontre, le cadeau que l’on reçoit, c’est d’être capable de voir cela, c’est la contemplation au
jour le jour. Dieu a besoin de moi pour aller vers les autres et, par là-même, je me rends compte que j’ai besoin de lui, qu’on a des choses à faire ensemble. Je dis bien faire ensemble, on n’a pas à imiter Jésus Christ, on a à faire ce qu’on a à faire, on a à faire des choses plus grandes que lui, c’est lui même qui l’a dit, mais on ne le croit pas. Le Christ ne sait pas ce que c’est que d’être mère célibataire à 15 ans,d’avoir le Sida ou encore d’être vieux. Il a porté tout ce qu’il a porté, mais j’ai moi aussi j’ai à porter des choses.

Vous parlez de travailler avec Dieu. Quelle est votre plus belle réussite avec lui ?
Ce sont toutes ces petites résurrections qu’on peut faire au quotidien. En même temps, si on parle de réussite, il faut toujours partir deséchecs. La résurrection, elle vient après la croix. Mais en même temps, la réussite est fondée sur des critères qui ne sont pas évangéliques.
La réussite, on l’associe souvent à l’avoir et, pour moi, c’est un échec. D’ailleurs, le Christ n’est pas venu pour réussir, mais pour sauver lemonde et apporter la vie.

Après quarante ans d’activités, quel regard portez-vous sur le social en France, dans quel sens ça a évolué ?
Le travail social est méconnu en France. Les travailleurs sociaux eux-même ne connaissent que leur métier. Quel travailleur social connaît l’aide à domicile, le domaine de la santé ? Quelle assistante sociale connaît le travail d’un éducateur social ? Il y a quantité de métiers là-dedans. Ils sont tous séparés les uns des autres, même s’il y a des collaborations qui se font. Il est difficile de dire si quelque chose a évolué si on ne sait pas de quoi on parle exactement. Pour moi, les travailleurs sociaux ne parlent pas assez de leur métier et c’est une faille. Personne ne sait ce qu’ils font. On pense que les assistantes sociales sont des bonnes soeurs en civil et les travailleurs sociaux, des types formidables qui s’occupent des pauvres, mais ce n’est pas vrai, ce sont des types comme tout le monde, qui font leur métier. Et ils ne sont pas toujours animés d’un esprit humanitaire. Ils appliquent des techniques. C’est une gestion des choses dans le temps,«  si dans 6 mois, tu ne l’as pas tiré de la rue... » Pour le mettre où ? Il n’y a pas de place, s’ils sont à la rue, c’est qu’il n’y a pas de place pour eux. Qu’est-ce qu’on fait ? Et tirer de la rue, ça veut dire quoi ? Certaines réussites pour moi sont des échecs. Il y a des mecs qui ont réussi à s’en sortir, ils ont trouvé un toit, un travail, une compagne, mais ils se sont enfermés sur le petit bonheur, ils sont enfermés dans leur vie, aucune relation aux autres et aucune relation de fraternité ou de service. Pour moi, c’est un échec. Oui, on peut parler de réussite sociale,mais personnellement je trouve que c’est un échec dans mes critères. Mais à chacun ses critères. L’important, ce n’est pas moi, c’est lui. Le travail social a pas mal évolué ces dernières années parce qu’on a de plus en plus besoin de social. Par exemple, en France, 30 % de personnes qui sont à la rue travaillent, ça ne suffit pas de travailler pour pouvoir avoir une maison. Alors qu’est-ce que ça veut dire ? Réussite ou échec de qui ? D’eux ou de la société ? Et toujours, on colle l’échec ou la réussite sur le dos des travailleurs sociaux ou des personnes en difficulté, on ne remet jamais en question la société. S’il y a échec, c’est notre échec à tous. Et pour moi, c’est au travailleur de faire comprendre que c’est une affaire de tous. Si le travail social n’est confié qu’aux travailleurs, c’est comme la guerre confiée aux militaires, il n’y a que les civils qui trinquent. Dans une guerre, les plus protégés, ce sont les militaires, ce ne sont pas les civils.

Ça consiste en quoi le métier de travailleur social ?
C’est d’abord une présence, une écoute et un accompagnement. Présence, ça veut dire qu’il faut être là, il ne suffit pas d’être dans un bureau et téléphoner. Mais il faut que cela soit coordonné avec une présence, donc une écoute. Une écoute, ça ne veut pas dire donner des solutions pour s’en sortir, il n’y en a pas ! On peut donner des pistes pour aider dans l’orientation, mais ce sont avant tout les gens qui décident, ce n’est pas nous. Pour être à l’écoute, il faut du temps, on doit instaurer un climat de confiance, ce n’est pas parce que je me signale comme assistante sociale que les gens vont venir. Un gros défaut du travail social pour moi, c’est qu’il est organisé en fonction des manques et non pas en fonction des potentialités des gens, alors que c’est à partir de là qu’on peut construire des choses et qu’ils peuvent construire eux-mêmes. Les manques, on peut les combler, quelqu’un qui a faim, on peut lui donner à bouffer, quelqu’un est à la rue, on peut lui donner une chambre... un jour, un gars d’une trentaine d’années me disait : « J’en peux plus, il me faut un boulot, une chambre. » On a trouvé. Même pas un an après, il s’est suicidé dans sa chambre, il a laissé un petit mot : « Pedro, je suis plus seul que jamais », socialement une réussite, mais il est mort, donc pour moi, il manque quelque chose.

Et l’on en revient à la relation, l’enseigne-t-on aux travailleurs sociaux ?
En trois ans, je pense qu’on ne peut leur donner qu’une formation initiale. On n’a jamais fini de se former dans la pratique. Mais cette formation est de plus en plus réduite à un travail conceptuel, il est de plus en plus difficile de trouver des stages parce que ça coûte cher et qui sait qui va payer ça ? C’est pas facile. Il y a encore des stages, mais il n’y a pas tellement de réflexion là-dedans, on les fait travailler comme des éducateurs alors qu’ils débutent. À la Moquette, le local des Compagnons de la nuit, quand on prend des stagiaires, on a des réunions avec eux pour leur travail de stagiaires, ce n’est pas un travailleur de plus. C’est comme si on se disait : « il apprendra en pratiquant », il y a très peu de réflexion sur ce que l’on fait et pour moi, l’expérience, c’est le fruit de la réflexion. Certains disent :«  il y a vingt ans que je fais ça », on confond souvent expérience et habitude, mais l’habitude ce n’est pas forcément de l’expérience.

Mais comment faire alors pour acquérir de l’expérience ?
Quand quelqu’un me dit je peux te donner 4 heures de bénévolat, je le prends pour 3h30. La demi-heure restante, il faut prendre le temps de réfléchir à ce que l’on a vécu et si possible devant un papier, parce que je pense que si on n’écrit pas, on ne pense pas. Quand on réfléchit sans écrire, on reste dans l’émotion. Souvent l’émotion, c’est le meilleur « paravent » contre la réflexion.

L’écriture pour vous, elle permet donc de réfléchir.
Oui, il faut laisser des traces. Qu’est-ce que l’histoire ? Ce sont des documents et des monuments. Si on n’écrit pas, on ne va réfléchir que sur l’immédiat, parce que la mémoire est très sélective et qu’on risque de ne retenir que ce qui nous touche.

À la Moquette, vous faites des ateliers d’écriture, c’est pour permettre aux gens de réfléchir ?
Oui, mais aussi pour leur permettre de se découvrir, de rentre en eux-mêmes. Je pense que l’insertion en soi doit précéder toute tentative d’insertion sociale, c’est faire appel à la créativité, c’est retrouver l’image de Dieu, je ne leur dis pas ça, mais pour moi, Dieu créateur, c’est dans la mesure où on devient créateur soi-même. A l’atelier d’écriture, on détermine un thème pour pouvoir restructurer la pensée parce que, quand on vit dans la rue, ça disperse, il n’y a pas de lieu où se poser et la pensée est très dispersée. Je crois beaucoup en cette activité qui permet aux gens de se découvrir, mais aussi de se donner.

Ceux qui fréquentent la Moquette savent-ils que vous êtes prêtre ?
Comme beaucoup de gens qui vont à la messe, ils savent que l’homme derrière l’autel est prêtre, mais ils ne savent pas ce que c’est d’être
prêtre. Quand j’ai écrit mon premier bouquin « La vie, la nuit », des gens ont appris que j’étais prêtre. On me disait : « on m’a dit un truc drôle, il
parait que t’es curé
 » et « qu’est-ce que t’en penses ? » . « Tu peux pas être curé toi ? On voit pas des curés comme toi. » Alors quand je lui
demande ce que c’est qu’un prêtre pour lui et qu’il me donne sa définition, je lui dis « on t’a trompé, je ne suis pas prêtre comme ça, j’essaie d’être prêtre de Jésus Christ ». Et puis parfois on me dit : « On m’a dit que tu croyais en Dieu ? Mais c’est pas possible, tu es intelligent. » Quelle idée on peut se faire de la croyance et de la foi en Dieu ! Quand il me dit ce que Dieu est pour lui, je lui dis : « Je suis athée de ce Dieu-là » et très souvent, c’est le Dieu du catéchisme, il me parle de ce tout-puissant. Souvent ceux qui disent ne plus croire me disent en fait qu’ils ne croient plus en l’Eglise. Jamais qu’ils ne croient pas en Jésus Christ.

Mais quand vous dites que vous êtes prêtre de Jésus Christ vous voulez dire quoi alors ?
Être prêtre de Jésus Christ, c’est vivre sa manière de vivre. J’essaie d’enlever de prêtre de Jésus Christ l’aspect religieux, qui donne l’impression que c’est une caste à part. Le Christ n’a pas mené ce culte, je parle de Jésus Christ, un juif, on dit qu’il a fait des miracles, moije préfère parler de signes parce que le signe, ça renvoie au signifiant, le miracle, c’est l’extraordinaire. Mais ce n’est pas parce qu’il était extraordinaire qu’il était fils de Dieu, j’essaie de dire un peu ce qu’en dit l’Evangile, mais c’est limitatif. L’Esprit est à l’œuvre aujourd’hui, pour moi, il faut parler de l’humain. La frontière n’est pas entre croyants et non-croyants, mais plutôt entre humain et inhumain. Pour moi, l’un des aspects de la vie de Jésus, qui lui a coûté cher, ça a été de révéler son intimité avec Dieu son Père, on l’a considéré comme blasphémateur, et pourtant il nous révèle quelque chose de la vie de Dieu en lui et il nous révèle en même temps la vie fraternelle, il n’y a pas de père sans enfant. Je ne peux pas dire le Notre Père s’il n’y a pas en moi une démarche de fraternité universelle. je ne peux appeler Dieu Père si j’exclus quelqu’un de la fraternité, c’est pour cela qu’il m’arrive de dire le Notre Père et de ne pas le finir, c’est dur de réciter cette prière si on la voit comme une exigence, c’est là que l’on découvre ses limites et les limites de Dieu, les limites qu’il se donne pour se manifester parce qu’il se manifeste par moi et par ma conduite qui est plus que limitée et là où elle n’est pas limitée, c’est quand il agit à l’intérieur de nous.


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